Quand l'anxiété devient pathologique (d'Antoine Pelissolo, Dossier "Quand les émotions déraillent", Revue Sciences Humaines, décembre 2019)

L'anxiété est un "produit dérivé" de la peur. Antoine Pelissolo.

"Les émotions font partie de la vie. Qu’on soit hypersensible, impulsif, anxieux, ou bien détaché, froid, impassible, personne n’y échappe. Quand certains restent de marbre quoi qu’il arrive, d’autres s’effondrent au moindre coup dur et peinent à rebondir. Les « sciences affectives » sont devenues un domaine de recherche très actif, notamment grâce aux avancées des neurosciences. On découvre aujourd’hui le rôle central des émotions dans les apprentissages, la prise de décision ou encore la mémorisation. Avec parfois la tentation d’y voir des variables qu’il s’agirait d’optimiser. C’est pourquoi elles intéressent tout un éventail de professionnels : pédagogues, managers, politiques, commerciaux, thérapeutes, éducateurs… Quant aux débordements émotionnels, crises de larmes, de panique ou de colère, ils sont pointés du doigt. Les techniques se multiplient pour les canaliser. On parle de compétences émotionnelles qu’il s’agit d’acquérir et de cultiver : apprendre à réguler nos ressentis pour les exprimer de manière adaptée, ni trop ni pas assez, tant dans notre vie personnelle que professionnelle. Mais on a beau tenter de régner en maître sur notre bazar intérieur, quand la coupe est trop pleine, elle finit par déborder. Que faire quand l’anxiété, la tristesse, la sensibilité envahissent tout ? Comment apaiser son esprit et retrouver la maîtrise de soi ? Comment gérer les crises de l’enfant et celles des ados ? Comment rendre à nos affects leur âme créative et éviter qu’elles fassent des dégâts ? ".
         Dossier spécial sur les émotions. Revue Sciences Humaines. 
SOMMAIRE DU DOSSIER

  • ARTICLE : "Quand l'anxiété devient pathologie" d'Antoine Pelissolo, Professeur de psychiatrie et chef de service au CHU Henri-Mondor à Créteil, auteur de Les Phobies : faut-il en avoir peur ? Idées reçues sur ces angoisses qui paralysent (Le Cavalier Bleu, 2013)
D’un point de vue évolutionniste, la peur permet d’affronter des situations menaçantes. Mais l’anxiété peut devenir envahissante et altérer la qualité de vie.
L’anxiété est un « produit dérivé » d’une des émotions fondamentales, la peur. Elle n’est d’ailleurs pas le seul, puisque l’angoisse, la panique ou la terreur sont reliées également à la peur, avec des définitions et des frontières pas toujours bien définies. Si la peur est la réaction émotionnelle directe face à la perception d’un danger immédiat, l’anxiété est un état plus diffus et souvent plus durable, provoqué par des menaces moins précises et un peu plus éloignées, dans le temps et dans l’espace. Mais il s’agit bien de la même famille de ces réactions d’alerte face à la menace (la peur précède la douleur, avant qu’il soit trop tard…). Le cerveau humain a conservé l’équipement de réponse au danger présent chez la plupart des mammifères, ce qui a permis sa survie au fil des millénaires dans des environnements très hostiles. Le système limbique, notamment les amygdales cérébrales, détecte les signes menaçants et si besoin déclenche des réactions de défense ou de fuite (fight or flight) mettant en jeu la fameuse décharge d’adrénaline.
Si notre système de la peur est très proche de celui des rongeurs, au moins deux caractéristiques humaines s’y surajoutent pour (presque) tout changer : la conscience et l’imaginaire. Et ceci pour le meilleur mais aussi pour le pire : si l’intelligence et la conscience peuvent bien nous aider à relativiser certaines peurs excessives, elles peuvent aussi nous projeter dans des réalités peu réjouissantes, telle l’idée de la mort. De même, l’imaginaire peut être source de sérénité et d’évasion, mais aussi de peurs irrationnelles nourries d’expériences douloureuses ou de ruminations morbides.

Identifier les troubles

L’anxiété devient anormale quand elle dépasse son but, quand elle crée plus de problèmes qu’elle en résout, au point parfois de devenir une vraie souffrance et un vrai handicap. Qu’elle se déclenche sans aucune raison véritable, ou en tout cas de manière beaucoup trop sensible par rapport au danger, qu’elle dure trop longtemps et échappe au contrôle de la volonté, ou tout cela à la fois, on parle de « troubles anxieux », ou d’anxiété pathologique. On assiste alors à une majoration, en intensité et en durée, de tous les signes de la peur : activation voire emballement physique (battements du cœur, respiration, boule au ventre ou dans la gorge, tremblements, etc.), hypervigilance, insomnie, pensées catastrophistes, parfois agitation ou le plus souvent comportements de fuite ou d’évitement. Toutes ces manifestations d’un ressenti pénible, plus ou moins présentes selon les personnes, résultent de la mise en tension de l’organisme pour faire face à un danger… qui le plus souvent n’existe pas. D’où un vécu d’incompréhension (« Il m’arrive quelque chose de grave ! ») et d’impuissance (« Je ne peux rien faire pour que ça s’arrête »).
Les troubles anxieux se cristallisent autour d’un ou plusieurs syndromes par dérèglement d’une forme particulière de peur : l’agoraphobie (peur des situations d’éloignement ou d’enfermement où on ne peut être aidé en cas de problème), la phobie sociale (peur du regard et du jugement des autres), les phobies spécifiques (centrées sur un animal, un lieu ou une chose bien définis – vide, sang, obscurité, etc.), le trouble panique (peur de la survenue d’une attaque cardiaque par exemple), l’anxiété généralisée (peur des événements négatifs pouvant survenir dans l’avenir), l’état de stress posttraumatique (peur associée au souvenir répétitif d’une situation violente vécue dans le passé), le trouble obsessionnel compulsif (peur de créer un dommage en ne faisant pas bien les choses, poussant à répéter constamment des actions ou des pensées).
On ne parle de trouble anxieux réel que quand les symptômes provoquent une gêne importante et durable, liée à l’intensité du mal-être et/ou aux changements de comportement : ne plus pouvoir approcher certains lieux, avoir besoin de se faire accompagner, perdre beaucoup de temps, etc. Ces troubles anxieux touchent environ 15 % de la population à un moment ou un autre de la vie. Ils peuvent durer quelques mois ou années puis s’améliorer et disparaître, mais assez souvent ils persistent longtemps, altérant plus ou moins gravement la qualité de vie. L’origine des troubles anxieux est toujours difficile à identifier précisément, associant des facteurs constitutionnels (tempérament prédisposant, forte émotivité) et d’autres liés à l’environnement affectif et aux événements vécus.

Affronter la peur au lieu de lui obéir

Que faire contre les troubles anxieux ? Ce sont des pathologies qui se soignent plutôt bien en général. Un avis médical permet d’établir un diagnostic et de proposer une prise en charge quand elle semble nécessaire. Les méthodes les plus efficaces sont les thérapies comportementales et cognitives, qui apprennent d’autres manières de réagir face à la peur. Dans les cas les plus sévères, le recours à une prescription médicamenteuse peut être utile, en plus de la psychothérapie. Un antidépresseur (même sans dépression associée) peut avoir des effets bénéfiques à long terme alors que les anxiolytiques ne calment que transitoirement.
Il faut aussi garder en tête que l’anxiété et même la panique ne sont pas dangereuses en elles-mêmes. Si on ne souffre pas d’une maladie cardiovasculaire sévère, on ne risque strictement rien de grave à cause d’un état d’angoisse, ni de mourir, ni de « devenir fou » ! À l’inverse, plus on cherche à éviter l’anxiété ou les situations qui la déclenchent, plus on risque d’augmenter et de pérenniser la peur voire la phobie. Le seul moyen de désensibiliser l’anxiété est donc d’en accepter une certaine dose, tout en affrontant les situations, si possible de manière progressive. Il s’agit donc de ne pas obéir à la peur. Pour faciliter cette confrontation, des méthodes simples de relaxation ou de respiration peuvent être bénéfiques, comme la respiration abdominale ou la cohérence cardiaque. 

Une émotion contagieuse ?

Comme toutes les émotions, la peur et l’anxiété sont en partie là pour communiquer un message aux autres. La peur est clairement visible et même transmissible à autrui, afin de protéger les proches, par exemple les enfants dans le cas de parents. Notre cerveau capte en moins d’une seconde les signes faciaux de la peur, même très discrets, ainsi que ceux exprimés dans l’attitude du corps et dans les mouvements. L’émotion est instantanément ressentie par l’interlocuteur, c’est une des bases de l’empathie. Dans les situations extrêmes, cette contagion est à l’origine des réactions de panique collective, dans la foule notamment.
Au-delà de l’émotion du moment, l’anxiété liée à des situations peut être transmise par un phénomène de répétition et de mimétisme. Beaucoup d’adultes rapportent que leurs parents leur ont « transmis » leurs phobies ou leur stress, sans que l’on puisse bien démêler dans ce cas l’influence de la génétique et celle du comportement. Mais, rassurons-nous, rien n’est automatique et l’anxiété des parents peut avoir aussi un effet de « vaccination » contre l’anxiété des enfants !