La vulnérabilité suicidaire est associée à des altérations de la fonction de prise de décision et une hypersensibilité aux situations de rejet social, reposant sur le cortex préfrontal (MOOC Université de Montpellier, "Les conduites suicidaires :identifier et prévenir" 06.2018)
Source : Cours en ligne MOOC du 29 mai au 10 juillet 2018, "Les conduites suicidaires : identifier et
prévenir".
Savez-vous quel est le principal
facteur de risque de suicide abouti ? Il s’agit de l’existence
d’une tentative de suicide. Et le deuxième ? C’est la présence d’un
trouble psychiatrique, quel que soit sa nature. Plus de 95% des sujets
décédés par suicide souffrent d’un trouble psychiatrique au moment de
leur geste. Les trois maladies les plus à risque de suicide sont la
schizophrénie, le trouble bipolaire et la dépression unipolaire avec une
mortalité par suicide se situant entre 8 et 15 %. Les études de cohortes
confirment que la grande majorité des personnes ayant fait une tentative de
suicide présentaient un trouble psychiatrique au moment du passage à l’acte.
Le passage à l’acte suicidaire est donc
très associé à la maladie psychiatrique. Toutefois, seule une minorité
de ces patients vont réaliser un geste suicidaire. La maladie psychiatrique est
donc une condition nécessaire mais non suffisante.
Nous avons abordé dans la première vidéo
la dimension sociale du suicide. Il est évident que le passage à l’acte
suicidaire est très souvent précipité par un stress psychosocial : isolement, rejet,
difficultés familiales et conjugales, problèmes professionnels, financiers ou
encore soucis de santé. Une étude
finlandaise a mis en évidence que, 80% des sujets décédés par suicide ont été
confrontés à ce type de stress dans les 3 derniers mois. Mais là aussi, la
présence d’évènements de vie ou de stress n’est pas systématique et ne suffit
pas à expliquer la survenue d’un acte suicidaire.
C’est pourquoi, le modèle clinique généralement utilisé pour la compréhension des conduites
suicidaires est un modèle de stress – diathèse, ou stress-vulnérabilité. A quoi correspond-il ? Ce modèle suppose que seuls les individus
porteurs d’une vulnérabilité ou prédisposition propre, lorsqu’ils
sont soumis à un stress, passeront à l’acte sur le plan suicidaire.
Mais comment détecter cette vulnérabilité ?
Plusieurs facteurs de risque clinique ont déjà été identifiés :
- antécédents personnels de tentative de
suicide
- antécédents familiaux de tentative de
suicide et suicide abouti,
- traits de personnalité tels que
l’impulsivité agressive limitant la capacité d’un individu à réprimer sa
colère,
- propension à perdre espoir face à un
stress
- maltraitance dans l’enfance.
Arrêtons-nous sur la maltraitance
infantile qui illustre la complexité de la vulnérabilité suicidaire.
La maltraitance infantile est un facteur précoce fortement associé au risque
suicidaire à l’âge adulte. Ceci est vrai qu’il s’agisse d’une maltraitance
psychologique, physique, ou sexuelle. L’âge de la première tentative de suicide
est plus précoce si on a été victime d’abus dans l’enfance, d’autant plus qu’il
existe une histoire familiale de suicide. Aussi il existe un effet dose : plus
la maltraitance est sévère, plus le risque de suicide est important.
Parallèlement, la maltraitance infantile prédispose à la constitution de traits
de personnalité impulsifs agressifs sous tendus par des dysfonctionnements
biologiques, impliquant notamment des neurotransmetteurs comme la sérotonine.
Enfin, il existe une interaction entre maltraitance dans l’enfance et facteurs
génétiques, qui influence l’importance du risque suicidaire.
Ceci illustre donc qu’il existe différents
niveaux de vulnérabilité suicidaire, allant de la clinique à la génétique, et
que ces éléments sont intimement liés.
Sur ce constat et en raison de
l’incapacité à repérer avec certitude les sujets à risque de se suicider sur la
seule base des éléments cliniques, la recherche en suicidologie vise à
identifier des biomarqueurs.
Prenons l’exemple de la prise de décision. La prise de décision est une fonction
exécutive, c’est à dire une capacité intellectuelle nous
aidant à exécuter des comportements dirigés vers un but. La prise
de décision consiste à faire des choix, notamment dans les situations marquées
par l'incertitude. Elle peut être étudiée à l’aide de tests comme l’Iowa
Gambling Task ou IGT. L’IGT consiste à choisir parmi quatre paquets de cartes
auxquelles sont associés un gain ou une perte d’argent. Le but du jeu est de
gagner le plus d’argent possible. Les paquets A et B sont désavantageux à long
terme : les gains sont élevés donc très attractifs dans l’immédiat, mais les
pertes sont très élevées. Les paquets C et D sont avantageux à long terme : les
gains sont faibles mais les pertes sont encore plus faibles. Les personnes
ayant une bonne prise de décision apprennent au fil du jeu à choisir
préférentiellement les cartes des
paquets avantageux plutôt que les cartes
des paquets désavantageux. Des chercheurs ont soumis à ce test des sujets ayant
une histoire passée de dépression, c’est à dire résolue. Les sujets ayant fait
une tentative de suicide n’apprenaient pas à éviter les paquets désavantageux
contrairement aux personnes n’ayant pas fait de tentative de suicide.
Ainsi la vulnérabilité suicidaire serait
associée à une altération de la prise de décision.Pour aller plus loin, il est intéressant de savoir que les anomalies de prise de décision sont associées à un plus grand nombre de
problèmes interpersonnels et affectifs. Or comme
discuté précédemment, de tels problèmes précipitent fréquemment le passage à
l’acte suicidaire. Sur le plan neuro-anatomique, les anomalies de prise de
décision sont sous tendues par un dysfonctionnement du cortex préfrontal. Le
cortex préfrontal est une région à l’avant du cerveau impliquée dans les
processus d’évaluation et de contrôle cognitif. Comparativement à des sujets
sans histoire de tentative de suicide, les personnes ayant fait une
tentative de suicide activent moins cette région préfrontale lors des choix
désavantageux à l’IGT. Inversement, comparativement aux personnes sans
histoire de tentative de suicide, celles ayant fait une tentative de
suicide activent plus le cortex préfrontal lorsqu’elles voient des
visages exprimant la colère. Vous êtes d’accord que la colère peut
être comprise comme un signe de désapprobation sociale. Oui ? Alors l’ensemble de ces résultats suggère que les individus suicidaires
seraient plus enclins à surévaluer les signaux sociaux négatifs parallèlement à
une moindre capacité à faire des choix à récompense différée. En bref, on
pourrait grossièrement dire que ces personnes stressent plus facilement et
recherchent un soulagement immédiat sans réfléchir aux conséquences.
Effectivement, notre quotidien est jonché
de stress. Nous pouvons parfois nous sentir seuls, abandonnés. Nous avons tous
un jour souffert de la perte d’un être cher dans le cadre d’un décès ou d’une
rupture amoureuse. Des travaux récents ont démontré que les situations
engendrant un sentiment d’exclusion ou de rejet social sont sources d’un type
de douleur psychologique appelée « douleur sociale ». Comme la
douleur physique alerte sur la menace de l’intégrité physique, la douleur dite
sociale alerte sur une menace aux liens sociaux essentiels à notre survie. Le partage de voies neurobiologiques
communes entre douleur physique et douleur sociale est actuellement débattu,
mais nous ne prendrons pas partie !
L’analyse des notes laissées par les
suicidés témoigne très fréquemment d’une douleur psychologique
intolérable. Ces notes rapportent que « la vie est trop dure à supporter » ou
expriment le désir de se soustraire d'un terrible état psychologique. Ainsi le
suicide serait le moyen de faire immédiatement cesser une douleur psychologique
intense en lien avec des évènements de rupture sociale indépendamment des
conséquences délétères à long terme, à savoir la mort.
Ces données ouvrent un nouveau champ
de compréhension des conduites suicidaires à travers le prisme de la
douleur. La douleur est effectivement au coeur de la théorie interpersonnelle
du suicide proposée par Joiner que nous avons abordé dans la deuxième
vidéo. Rappelez-vous ! Un individu a envie de se suicider
lorsqu’il perçoit une réduction de son niveau d’appartenance et un
accroissement de la charge qu’il représente pour les autres. Cette situation
engendre une douleur psychologique
fortement associée à l’émergence d’idées de
suicide. Selon cette même théorie, un sujet passe à
l’acte s’il développe une peur réduite de la mort et une plus grande tolérance
à la douleur physique. Ce modèle suppose donc que la douleur psychologique
favorise les idées de suicide alors que la tolérance à la douleur physique
facilite le passage à l’acte.
Pourtant souffrir d’une pathologie
douloureuse est un facteur de risque de passage à l’acte. La présence d’une
douleur physique est associée à la présence d’idées et de planification
suicidaires, de tentative de suicide et de suicide abouti. Aussi les
médicaments antidouleur sont un moyen fréquemment utilisé dans le passage à
l’acte suicidaire. Au-delà de leur accessibilité, les antalgiques seraient-ils
plus souvent prescrits aux patients à risque suicidaire ? Si tel est le cas, on
peut se demander si le suicide est la conséquence d’une automédication
vis-à-vis de la douleur notamment psychologique. Il a été mis en évidence en
population générale que les sujets âgés ayant des antécédents personnels de
tentative de suicide étaient particulièrement enclins à consommer des
antalgiques opiacés. Soulignons les récentes mises en garde concernant les
prescriptions d’opiacés et le risque de décès notamment par suicide.
Retenons que l’un des modèles de
compréhension des conduites suicidaires est celui de
stress-vulnérabilité. La vulnérabilité s’exprime chez les personnes
souffrant de maladie psychiatrique et soumis à un stress psychosocial faisant
émerger une douleur psychologique ou sociale. La vulnérabilité suicidaire est associée à des altérations de prise de
décision et une hypersensibilité aux situations de rejet social, reposant sur
le cortex préfrontal. De nombreux systèmes sont mis en jeu dans les
conduites suicidaires en nous rendant plus vulnérables : voie de la sérotonine,
axe du stress mais aussi système opioïdergique sont des voies pour le futur.
Pour conclure, retenons qu’un modèle de
compréhension des conduites suicidaires est celui de
stress-vulnérabilité. Le suicide n’est pas un libre choix mais la
conséquence d’une absence de choix face à une douleur psychologique intense et
des désordres neurobiologiques. La recherche permettra d’identifier des
biomarqueurs pour améliorer nos capacités de détection du risque suicidaire et
de personnaliser les prises en charge.
Les enseignants du cours en ligne :
Dr Emilie Olié (38 ans) est psychiatre, Maître de Conférences des
Universités à l’Université de Montpellier. Elle travaille au sein du
Département Urgences et Post Urgences Psychiatriques du CHU de Montpellier. Au
sein de l’équipe "conduites suicidaires" de l’unité INSERM U1061,
elle est impliquée dans des travaux de recherche clinique et de neuro-imagerie
fonctionnelle. Ces travaux visent à mieux caractériser les conduites
suicidaires et rechercher des biomarqueurs des conduites suicidaires. Elle est
(co)-auteur de plus de 60 articles dans des revues internationales et a
participé à plusieurs ouvrages didactiques sur
le suicide.
Jorge Lopez-Castroman (39 ans) est Professeur de psychiatrie à l'Université de Montpellier. Il
dirige le service d'urgences et liaison psychiatriques au CHU de Nîmes. Il
appartient à l’équipe "conduites suicidaires" de l’unité INSERM 1061
consacrée aux maladies psychiatriques. Il co-préside la section de suicidologie
de l’Association Européenne de Psychiatrie. Il a publié plus de 70 articles
internationaux et rédigé une dizaine de chapitres de livres sur la thématique
des conduites suicidaires. Ses axes de recherche concernent les moyens
d’améliorer l'évaluation du risque suicidaire, les outils de prévention et de
prise en charge des comportements suicidaires ainsi que des troubles de
l’humeur. Il coordonne aussi divers projets de recherche nationaux et
internationaux.